against all odds ◇ cassie

La sonnette de la boutique se fit timidement entendre alors qu'Elio pianotait sur l'ordinateur, passant de l'écran d'accueil au programme de suivi des livraisons. L'imprimante sur sa gauche ronronna quelques secondes avant de clignoter et de laisser glisser trois feuilles noircies d'adresses. Il quitta l'écran des yeux et ne put s'empêcher d'esquisser un large sourire en croisant le regard de la cliente. Une grande blonde aux yeux clairs, qu'il avait déjà eu l'occasion de croiser à quelques reprises. "Bonjour" lança t-il en récupérant la liste des livraisons de la journée. L'odeur des fleurs fraîches lui chatouillait gentiment les narines, habituées depuis le temps. Elio plia la liste en six avant de la glisser dans sa poche. Le trentenaire délaissa bientôt le comptoir pour passer une tête dans l'arrière-boutique, le centre névralgique du commerce Bradford. Sa soeur, en plein travail de composition, plissait les yeux en détaillant le camaïeu de bleu qu'elle avait sous les yeux. "J'y vais" lança son frère depuis l'embrasure de la porte, "T'as besoin de rien au passage, c'est sûr ?" Il allait passer une bonne partie de la journée à sillonner les routes de la ville. S'il y avait trois ou trois courses à faire, c'était le moment. "Hum... non, c'est tout bon." lui répondit sa soeur en lui décochant un sourire. "Ok. Et au fait, tu as du monde." répondit-il, un brin taquin, en tapotant deux fois sur le montant de la porte avant de prendre la direction de l'allée centrale de la boutique. Il devait compter un bon quart d'heure pour le chargement des livraisons du jour.

C'était une journée comme une autre, et pourtant. Après avoir quitté le téléphone avec ma mère, je soupirai. Elle commençait à perdre de plus en plus la carte, ne sachant plus quel jour on était. Cela devenait inquiétant. Heureusement, elle était entourée par une intervenante qui passait la voir tous les jours, pour lui tenir compagnie. Et moi, qui fait de mon mieux, avec l'emploi du temps que j'ai. Je lui ai promis de venir la voir en fin de journée, pour l'heure du thé. Qui est très important pour ma chère maman. Elle m'a eu à 43 ans, voyez-vous, j'étais son petit miracle. Elle m'a élevé seule, je n'ai pas eu de père, et je m'en suis sortie. Mais niveau santé, pour maman ce n'est pas le top. N'ayant pas de client cet après-midi, je décide de fermer plus tôt. Je laisse une petite note sur la porte, au cas où. Je passe devant la boutique de fleurs, j'y entre, par instinct. L'odeur m'a attirée, et puis ça fait quelques semaines que je n'y suis pas venue. Je vois ce même jeune homme que je croise parfois ici. Il me salue avec un sourire. Si j'ai compris, il est livreur ou un truc comme ça. Enfin, je le sais, car j'ai souvent parlé à la responsable de ce mystérieux jeune homme. Mais, je suis bien trop timide pour lui parler. « Bonjour! C'est tranquille cet après-midi? » ai-je remarqué en entrant. Il est occupé à ce que je vois... « Excusez-moi, je ne sais pas si vous pourriez m'aider un peu... Je cherche une fleur... mais je ne connais pas le nom, et en fait, je ne veux pas vous faire perdre votre temps, vous avez l'air pressé. » Je parle toujours un peu trop lorsque je suis nerveuse.

Elio prit quelques minutes pour passer en revue la liste des clients en attente de livraison. De Skylark Road à Ocean Avenue, la camionnette allait cumuler les kilomètres ; il était facilement parti pour des heures de route. Depuis qu'il effectuait les navettes, Elio avait eu le temps de se faire au rythme, découvrant un peu plus les alentours de Portland à chaque voyage. La radio allumée sur l'une des fréquences locales et les paysages qui défilaient lui donnaient souvent cette impression de liberté, une parenthèse bienvenue. Son regard accrocha une adresse flottant au milieu de la liste. Celle des O'Donnell, domiciliés au 22 Murray Street. Un nom qui sonnait typiquement irlandais. Des compatriotes, songea Elio. Un pur mais heureux hasard. Liste en main, il s'apprêtait à quitter l'allée centrale pour s'engager dans une pièce attenante, servant d'entrepôt pour les livraisons. Des dizaines de composition florales l'y attendaient sûrement, à l'abri des regards, maintenues au frais par des brumisateurs artificiels. "Plutôt, oui. Il faut dire que le temps ne nous aide pas vraiment." lui concéda le trentenaire avec un bref coup d'oeil vers la porte d'entrée, complètement vitrée. La luminosité peinait à filtrer à travers les nuages amoncelés dans le ciel de la ville. "Je ne suis pas sûr d'être le plus à même de vous répondre..." De là où il était, l'agent de voyage pouvait entendre des bribes de conversation. Sa soeur devait probablement être en ligne et elle avait déjà bien assez à gérer comme ça. "mais tentons toujours." proposa Elio avec un sourire. "Cette fleur" demanda t-il en plissant légèrement les lèvres "...elle a un forme ou une couleur particulière ? Une saisonnalité peut-être ?"

J'ai envie de faire plaisir à ma mère. Elle s'est toujours si bien occupé de moi, elle a tout donné pour moi, sacrifié beaucoup pour moi. Je sais qu'elle adore les fleurs, elle les a toujours aimées. Le problème, c'est que moi et les fleurs, ça fait deux. Oui, je les trouve magnifiques et j'aime en recevoir parfois, dans des occasions spéciales et tout, mais je ne m'y connais pas du tout. Chaque fois que je viens ici, c'est pour ma mère et il y a toujours cette même femme (bon, elle a mon âge), qui m'aide à trouver la fleur parfaite. Le jeune homme semble déstabilisé par ma question, et pour être honnête je le comprends. Je ne sais pas ce que je cherche, je ne connais pas le nom, juste à quoi elle ressemble... Ouf. « Bah en fait, je sais qu'elle est bleue, et quand même assez petite et délicate. Je prends toujours celle-là pour ma mère. » Je ne sais pas si ça peut aider. Moi et les détails, c'est pas non plus le top. Décidément, il me prendra pour une cruche.

Je suis consciente que ma description n'est pas la meilleure. Bleue, petite et délicate. Wow, comme c'est précis. Et surtout qu'il vient de me dire qu'il n'est peut-être pas le meilleur pour m'aider, et moi j'arrive avec cette médiocre description. Décidément, je continue de me décevoir. Évidemment que ça ne lui dit rien, je suis cruche parfois. J'ai envie de m'excuser, mais non je n'ai pas à m'excuser! « Je suis désolée, j'ai pas de talent pour décrire des fleurs, surtout que je ne m'y connais pas beaucoup... » C'est plus fort que moi. Il me propose maintenant de regarder dans le catalogue qu'il me présente. Wow, ça risque d'être plus simple en effet. J'observe les pages en me concentrant sur chaque fleur. Il y en a beaucoup. Après plusieurs pages, je finis par la trouver. « La voilà! C'est elle! Un lin bleu. » Je dis presque en criant, tellement je suis excitée de l'avoir trouvée. Je me sens gênée tout d'un coup. « Pardonnez-moi, ce n'est pas mon habitude de m'emporter à ce point pour une simple fleur. » Je regarde mes mains, gênée. Et puis je réalise que ce n'est pas non plus mon habitude d'être gênée. Mais qu'est-ce qui me prend?